Revenir au site

La Prolétaire Attitude : De l’art et la manière, quand on est pauvre, de pouvoir devenir l’Homme Nouveau du Monde D’Après.

illustration: Nicolas Poussin "Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l'Envie et de la Discorde."

Dans le sillage de l’immense oeuvre collective et internationale que constitue le marxisme, le GRQT [Gros Rouge Qui Tâche pour les intimes] entend fièrement, à son illustre et tonitruante échelle, contribuer au fameux progrès hégélien de la conscience de la liberté dans la conscience humaine. Cette ambition, des plus raisonnables, ne sera satisfaite qu’au moyen d’une intense production conceptuelle, digne des meilleures cadences de l’usine d’Ouralmach de la grande époque! A ce titre, la notion de “Prolétaire Attitude” est l’un de ces concepts, l’un de ces T-34 de papier que notre Start-up disruptive, proactive et résiliente entend bien opposer à l’avilissement général de la pensée que produit ce capitalisme sénile que nous subissons tous, avec plus ou moins de bonne grâce.
Sans doute le lecteur s’interroge-t-il sur ce qu’est la “Prolétaire Attitude”? Nous parlons ici d’une astuce mondaine par laquelle un individu issu de classes populaires dissimule la trahison de sa classe sous le voile d’une posture rebelle.
Il s’agit, pour l’intéressé, de tartiner de pathos son carriérisme grossier, que celui-ci soit satisfait ou non. Cette stratégie est particulièrement efficace au stade actuel de l'idéologie dominante, grâce aux nouveaux costumes que revêt le langage propre à l’Homme Nouveau du Monde d’Après. En effet, suivant une méthodologie toute chirurgicale, l’identitarisme et la victimisation font maintenant partie des manœuvres d’élévation sociale les plus cotées sur le marché de l’arrivisme, toujours servies sur un plateau [télévisuel] à ceux qui rêvent de grimper l’échelle idéologique de la reconnaissance pécuniaire.
La gestion de l’ascension ne se fait plus sous le mode ancien du bourgeois gentilhomme mais plutôt sous l’aspect d’un bourgeois mauvais garçon. Celui-ci n’a plus à s’écrier comme Jourdain, le lourdaud pataud et pleins d’écus que nous dépeint Molière, “La belle chose que de savoir quelque chose!”. De nos jours, le bougre n’a pas le moindre effort de ce type à fournir ! Ni cours de philosophie, ni tailleur personnel, ni maître d’armes, mais développement personnel, mode et fitness ! Pourquoi cela? Pour la simple et bonne raison qu’il ne lui reste qu’à constater la fade réalité empirique du milieu qu’il envie tant, comme le montrait déjà l’acuité de la cruelle sentence de Figaro: “Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout” (Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, Acte III, Scène V).
Il n’incombe donc plus aux nouveaux personnages de la présente comédie Humaine de concurrencer la noblesse (ou qui que ce soit d’autre) sur le terrain de la connaissance “classique”. Récemment encore, il existait encore une fascination pour ces drôles de gens qu’étaient les “intellectuels”. On trouvait parmi ceux-là des personnages tout aussi divers que Jacques Lacan, Jean Paul Sartre, Michel Foucault, Albert Camus ou encore Heidegger, qui sont d’illustres exemples historiques de cette tendance de la cité capitaliste à sécréter des êtres dévolus à la préservation de sa probité philosophique. Seulement, les “Nouveaux Intellectuels”, de Glucksmann à Bernard-Henri Lévy, de concert avec l’écrasante médiocrité médiatique, ont de fait scellé le destin de cette figure de l’intellectuel, en tant qu’être social prêt à apporter de façon significative la toute puissance de son logos démocratisé au sein de l’arène de l’opinion publique.
Aussi, si les nouvelles couches moyennes constituent le terrain de jeu privilégié des maîtres de l’idéologie dominante, les uns et les autres n’ont maintenant guère besoin d’être reconnus par autre chose qu’eux-mêmes. Cela étant, ils se sont progressivement retirés du pied la terrible épine que constitue la peine de reconnaître qui que ce soit, et restent au chaud, blottis dans le bunker de leurs abstractions. Car enfin, être reconnue, admirée, chérie et choyée, sans jamais reconnaître l’autre, le réel et le dehors, n’est-ce pas là le rêve définitif de la bourgeoisie ? Un danger guette pourtant ce songe. Se souviennent-ils qu’il est souvent amer de se priver d’adversaire?
Revenons donc à cette fameuse “Prolétaire Attitude”. Pour celui qui l’adopte, tout ce qui demeurait en lui de prolétarien s’évanouit, s’évapore, et ce proléthéré ne conserve bientôt de son milieu qu’une vague posture. Le voilà qui joue de son corps, de son bagou, parle d’argent sans complexe, n’a pas d’états d’âmes. Il intimide, et fascine. Pour ses interlocuteurs bourgeois, il vient de l’autre côté du miroir, il porte en lui la substance d’une vérité dure, crue et concrète. C’est la fascination d’un François Mitterrand pour Bernard Tapie, le silence complaisamment religieux des intervieweurs d’un Michel Onfray, la trouille de ceux qui conversent auprès du Sieur Eric Dupond-Moretti, ce fauconnier et garde des sceaux sur le tard qui se procura même, comme un fétiche ou trophée, l’un des jeux d’échec de Jacques Vergès (après la mort de ce dernier), sans savoir y jouer le moins du monde! On pourrait également explorer l’ascension politique fulgurante que connut l’inénarrable Nadine Morano, caution ouvrière moribonde d’une droite non moins moribonde, mais il faut à notre revue une certaine tenue.
Certes, il semble encore que la majorité des jeunes gens issus du prolétariat aient honte de leur origine sociale. Ils produisent donc des efforts considérables pour se distancer des manières de faire et de parler de leur milieu (comme le fit Bourdieu avec son accent), afin d’assimiler le code des secteurs de métier qu’ils rêvent de pénétrer. Symétriquement, il existe également des individus issus de couches sociales aisées qui, dans leur phraséologie, leur gestuelle, leurs choix vestimentaires et l’affichage de leurs goûts esthétiques, vont singer un habitus prolétarien qui leur est étranger. Cette complexité pratique permet d’étoffer le regard qu’on peut poser sur ce problème général. Seulement, il se trouve que, parallèlement, les couches bourgeoises ont tendance à se restreindre au fur et à mesure qu’elles éliminent la concurrence dans leur secteur de marché. Par ce mécanisme, un petit nombre détient de plus en plus férocement les manettes du milieu où se fait son beurre, au détriment des nouveaux entrants.

De ce fait, elles rejettent à terme un nombre conséquent de leurs enfants dans une position subalterne, comme c’est notamment le cas pour la petite bourgeoisie intellectuelle. Dans le même temps, il demeure urgent pour une société pourvue d’idéaux régulateurs (comme le sont pour la France la Liberté, l'Égalité et la Fraternité) de neutraliser quelques individus des masses dangereuses. En cooptant certains d’entre eux en son sein, elle rassure les illusions méritocratiques qui fondent une certaine idéologie de la réussite en milieu populaire. La lutte des places en est alors renforcée, impitoyable et acharnée.
Disons-le, l’ouvrier n’est pas un être supérieur. Il est aussi fragile et complexe que n’importe quel être humain, penser autrement relèverait d’un misérabilisme étranger au marxisme. Cela en tête, aujourd’hui, face aux vagues de féminisme et d’anti-racisme mondains, quelle piste reste-t-il à un arriviste issu du monde ouvrier qui a le malheur d’être un homme blanc hétéro cis-genre ? La Prolétaire Attitude! Imaginez. Vous provenez d’un monde ouvrier dur, plein de frustrations, et vous voulez vous en échapper, à tout prix (et à raison). Vous travaillez dur. Vous vous retrouvez finalement face au champ culturel, musical, artistique, politique ou médiatico-mondain que vous souhaitez infiltrer. Problème: le plafond de verre de vos origines sociales, qui vous privent du réseau dont dispose les autres. Vous êtes blanc, l’antiracisme ne vous sera d’aucun secours. Vous êtes un homme, le féminisme vous range dans la catégorie des prédateurs en puissance, sinon en acte. Et, enfin, vous êtes hétérosexuel, ce qui vous ferme les grilles du milieu gay branché. Vous êtes donc seul, irrémédiablement seul. Tant d’efforts à taire votre provenance, à avaler des couleuvres de toutes sortes, à étudier avec acharnement et à croire en la possibilité d’une reconnaissance… tout ça pour ça? Et bien non ! Le voilà enfin, le sublime, l’ultime escalier de la parousie prolétarienne! La Prolétaire Attitude ! Un instrument de terrorisme intellectuel qui se bonifiera avec le temps! Car si un jeune prolétaire dissimule à ses débuts ses origines, une fois parvenu à la maturité, et avec une certaine base matérielle, il peut finalement renverser le stigmate social qu’il a jadis maquillé pour avoir, comme les autres, sa place au soleil!
Dans tous les cas, la classe sociale est réduite à une revendication identitaire parmi d’autres qui vous permet ENFIN de peser face à des gens qui se soucient moins de ce que vous dites et faites que de ce que vous êtes. Et c’est alors à cette seule condition, dans l’enfer identitaire, qu’il est permis à la classe ouvrière d’aller au paradis (Elio Petri). Se victimiser, seul. Ne pas lutter, ne pas combattre, et enfin prouver, par sa présence seule, que ce système où « tout est permis mais rien n’est possible », est le pire de tous, à l’exception de tous les autres.

Benjamin Le Louarn