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On achève bien Marx: contres-feux racialistes en mer agitée.

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Antonio Gramsci.

L’actualité contradictoire et erratique de ces derniers temps appelle à une analyse tout à la fois prudente et sans concessions sur le tragique charivari qui traverse notre pays (et bien d'autres). En effet, il paraît chaque jour plus impérieux que l’analyse marxiste, dont la pertinence théorique est proportionnelle à la désorganisation de l’action prolétarienne, reprenne ses droits face à la contre-révolution identitaire, qui, privée de son opposition marxienne, s’étend désormais de l’actuelle extrême droite à l’extrême gauche. Attention. Il ne s’agit pas de renvoyer gauchistes et néo-fascistes dos à dos, ou de décréter une quelconque équivalence en la matière. Il s’agit plutôt de constater, sans le moindre amalgame, une synergie objective entre ces deux forces, la conjonction de puissances contraires mais néanmoins complémentaires.

Mieux, il faut voir la division du travail suivante: les premiers sabotent l’organisation révolutionnaire, les seconds l’anéantissent.
En effet, d’un côté, les gauchistes n’auront jamais, dans leur forme “pure”, et du fait de leur irresponsabilité structurelle, un pouvoir politique décisif et conséquent (l’ont-ils jamais voulu d’ailleurs?). Néanmoins, ils empêchent, endiguent, diabolisent et combattent de toutes leurs forces le jacobinisme et le marxisme. Leur influence s’étend à l’université et dans les couches populaires, pour tronquer et falsifier le marxisme les rares fois où ils s’en font les timides portes-drapeaux, ce qui en fait des ennemis redoutables. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir les dégâts irréversibles qu’ont fait (et font encore) des individus comme Danièle Obono, Clémentine Autain, Manon Aubry et Manuel Bompard à la pellicule de jacobinisme qui pouvait demeurer à la France “dite” Insoumise. D’un autre côté, l’extrême droite, quant à elle, du fait de l’abstention massive et du désespoir social grandissant, peut très bien atteindre, un jour prochain, de hautes responsabilités (n’est-ce d’ailleurs pas déjà le cas si on en croit le convaincant concept de “macrolepenisme” porté par le démographe Emmanuel Todd?).
En effet, nombreuses sont les forces politiques qui, dans ce pays, rêvent d’achever dans une violence décomplexée la liquidation des libertés publiques et des quelques contre-pouvoirs républicains qui demeurent. On peut, sur ce dernier point, se remémorer la lucidité du député centriste Charles De Courson qui, au sujet de la loi “anti-casseurs” du 10 avril 2019 dernier, s’indignait ainsi: "Où en sommes-nous mes chers collègues, c'est la dérive complète ! On se croit revenu sous le régime de Vichy (...) Mais oui, je dis bien le régime de Vichy. Réveillez-vous, parce que le jour où vous aurez un gouvernement différent (...) avec une droite extrême au pouvoir, vous verrez mes chers collègues!".

Au terme de ce processus, il semble que le néofascisme en cours [et dont Michel Clouscard pressentait en 1973 qu’il procéderait davantage du libéralisme-libertaire que du néo-poujadisme belliqueux] ne fait que mettre en pleine lumière un processus d'ensauvagement entamé par le capitalisme financier pourrissant. On peut au moins l’établir depuis la présidence sarkozienne, même si le bilan historique de la répression policière, comme le montrait le regretté Maurice Rajsfus, est encore bien plus douloureux et ancien. Pour rappel, est non seulement “néofasciste” le processus qui consiste en une liquidation méthodique des conquêtes bourgeoises en terme de liberté formelle, mais également la conjonction de forces politiques qui se dressent pour sauver autoritairement le capitalisme de ses propres contradictions internes. Mais nous y reviendrons. Actuellement, à quelle situation objective faisons-nous face?
Le 25 mai 2020, un mouvement mondial de grande ampleur s’est déclenché à la suite de l’atroce assassinat du malheureux George Floyd. Ce meurtre eut une résonance toute particulière en France, marquée par l’arbitraire de la violence policière, l’injustice sociale et l’autoritarisme illégitime d’un gouvernement abject. La répercussion de cet événement eut, sur notre territoire, une traduction originale. En France, le comité “Vérité et Justice pour Adama” qui s’est constitué suite au décès d’Adama Traoré en 2016 (au terme d’une interpellation brutale dans le cadre d’une procédure judiciaire contre son frère Bagui Traoré) a notamment catalysé l’action de toute une série de structures diverses, parfois concurrentes.

Depuis plusieurs semaines, sur le plan politique, les idéologues de l’indigénisme, de l’intersectionnalité, aux côtés du lumpen-prolétariat et même du show-business, ont déployé leurs ailes mortifères au sein du mouvement, empêchant de fait la moindre “convergence des luttes”. Dans l’actuel climat d’explosivité sociale, on peut s’interroger sur ce qui rend si difficile (pour ne pas dire impossible) une authentique “convergence” contre le pouvoir macronien. Outre l’absence de doctrine collective sérieuse et structurée, les racines du problème semblent être d’ordre anthropologique. Pour bien comprendre ce dernier point, il nous faut retracer le fil des mutations idéologiques mondaines du siècle dernier.

Indigénisme, gauchisme et antiracisme systémique: vie et mort de l’idéologie “mondaine” (Clouscard).

D’abord, afin de ne pas se sentir coupable de la réalité de sa condition et de sa place dans le mode de production, l(a)e bourgeois(e) déploie quantité de subterfuges et de manœuvres plus ou moins habiles, de détours divers et riches, afin de se consoler, inlassablement, de vivre du travail du prolétariat sur son propre sol. Avant-hier, un hédonisme vulgaire, libéral-libertaire, a entamé une séquence de cinquante ans (du mai 1968 étudiant au novembre 2018 des Gilets Jaunes en passant par la crise des subprimes de 2008), où l’injonction du “jouir sans entraves” signifiait, en réalité, qu’il fallait, pour la génération bourgeoise montante, se déculpabiliser du fait de jouir sans entraves du produit de l’effort collectif (Michel Clouscard). C’est alors que, aujourd’hui et plus que jamais, l’écologie, stade terminal du capitalisme et “opium du people” (Dominique Pagani), prend lentement le relais idéologique, en tant que rituel de passation générationnel. Ce basculement s’explique par le fait qu’avec la crise et la compression salariale, la figure du jouisseur devait laisser la place à celle du puritain. Ce devenir dialectique est celui du dicton: jeune catin, vieille dévote. En effet, il importait, et importe encore à beaucoup de naturalistes stipendiés, de sauver la planète de l’être humain, de l’industrie, de la production, du travail “sale”, et surtout de ces troupeaux de sous-développés qui ont le mauvais goût de se développer (cachez ce flex que je ne saurais voir!).
Seulement, un hic. Novembre 2018, les “Gilets-Jaunes”. Le mouvement populaire le plus significatif de ce début de siècle. Premier rappel au réel. Voilà la vieille taupe de Marx et de Shakespeare qui repointe le bout de son museau! Par la suite, au terme de deux années de luttes acharnées, et au prix d’une violence d’État inouïe, le Covid-19 a pris de court la mondialisation capitaliste. Second rappel au réel. S’il est encore trop tôt pour brosser un portrait parfait des conséquences de ce virus, on peut toutefois dire qu’à la suite de diverses tensions et contradictions dialectiques, en même temps qu’il mettait fin à l’héroïque mouvement “Gilet-Jaune” (qui renaîtra demain de ses braises), cette pandémie mondiale eut au moins la vertu de dévoiler sur quels métiers reposait notre société (pour les quelques ingénus qui l’ignoraient encore).
Ce passage de flambeau mortifère d’une génération bourgeoise à une autre semblait s’être fait briser les reins par la réalité et la crise. Mais c’est à ce moment là que l’antiracisme idéologique remplit spontanément, à la suite du confinement, une double fonction sociale et réactionnaire.
Premièrement, il assume une fonction dé-culpabilisatrice radicale de consolation de l’inconscient de classe. Cela permet, en Une de Libération, à des bourgeoises systémiques comme Adèle Haenel ou Aïssa Maïga de se présenter comme des victimes alors même qu’elles sont d’évidentes agentes actives de la reproduction sociale. Rappelons que, selon nos brillantes dévotes bunkerisées dans leur entre-soi bourgeois, il a fallu attendre les actuelles émeutes/manifestations pour qu’il se passe, dixit, “enfin un truc politique”. On rêve! Quel mépris!

Deuxièmement, l’autre fonction de ce mouvement consiste en une intégration des jeunes couches moyennes à l’appareil capitaliste de la société civile en leur procurant une idéologie simple, faites de slogans creux proférés contre la “blanchité”, la “masculinité toxique”, la police et le racisme, qui permettent une élévation sociale et mondaine tranquille, avant de reproduire, demain, des schémas d’exploitations anti-prolétariens dans la plus pure tradition managériale et capitaliste. Cela établit, nous pouvons résumer le basculement que nous vivons.
Historiquement, il s’agit, dans un premier temps, d’abandonner une stratégie d’élévation sociale caduque fondée sur la symbolique de la transgression des mœurs de la vieille société (les années 70). Pour cela il faut, dans un second temps, le nôtre, adopter de nouvelles stratégies d’émancipations fondées sur la culpabilisation, entendue comme instrument d’intimidation mondain. Cela s’effectue en faisant notamment d’entités ontologiques des ressorts d’action politique (la race, le sexe ou autres catégories ne devant rien à la lutte des classes) . Aussi, de la même manière que l’idéologie du capitalisme vert identifie le gaspillage au déchet, activités que les intellectuels bourgeois réunissent sous la catégorie de “pollution”, l’idéologie de l’antiracisme victimaire identifie la classe à la race, catégories subsumées dans la notion de “racisme systémique”.
Pourquoi cette identification? Aujourd’hui, dans le discours dominant, la race se substitue à la classe seulement parce que la lutte des places est inavouable, et inassumable. Car le racisme, le vrai, comme l’a bien vu Patrick Tort, n’est pas une affaire de nomination, mais de domination, d’exploitation. Le racisme est un recul du processus civilisationnel, une absence de respect fondamental qui dérive d’un ethos de classe. En un mot, une connerie performative, une débilité toxique et, même, souvent, un passage à l’acte, une horreur. Cette puissance sociale tout à fait nocive des racismes, lorsqu’on les étudient sérieusement, produit souvent sur soi-même un désagréable effet de reflet. Il y a parfois, en nous, un racisme inconscient, que l’on tient de sa socialisation personnelle et de son parcours propre, et celui-ci se retrouve enseveli sous le discours officiel de l’antiracisme autorisé. Le racisme de classe subit particulièrement cette submersion car il est l’un des plus inconfortables et tabous, ce qui explique les innombrables résistances à son dévoilement.
Mais revenons-en à l’actualité des violences policières. L’enjeu politique, pour nous, est le suivant. A partir des années 70, le monde occidental a connu un lent basculement anthropologique, et au terme d’un lent rituel de passage de relais, les passions identitaires de toutes sortes sont entrées en concurrence synergique avec la doctrine de l’écologisme capitaliste, pour se disputer l’alimentation de la chaudière idéologico-médiatique dominante.

De cette idéologie dominante dérive toute une série d’avatars théoriques [collapsologie, survivalisme, décroissance, indigénisme, dé-colonialisme, occidentalisme racialiste, etc.] qui constituent à présent un ensemble simultanément hétéroclite et cohérent qui domine les discours prétendument sulfureux de la contestation permise (et parfois même subventionnée). A notre époque, ce bricolage de doctrines hétérodoxes n’est plus à saisir comme le propre d’une classe dirigeante nationale, consciente d’elle-même et angoissée par la nécessité de préserver ses intérêts.

Bien au contraire, ces nouveaux dogmes venus d’outre-Atlantique se diffusent chaotiquement et par capillarité dans la population, sur fond de cinquante ans de dé-marxisation de l’imaginaire politique hexagonal. De ce fait, aujourd’hui, l’anti-marxisme est non seulement l’idéologie dominante, mais la pensée majoritaire, et regroupe donc un ensemble de pensées d’autant plus capables de reproduire l’ordre économique qu’elles sont inconscientes de leur substrat contre-révolutionnaire. Ce rapport de forces à l’esprit, il faut nous attendre au terme de ce propos à être pris entre le marteau droitard et l’enclume gauchiste (au sens postmoderne qu’a pris cette notion après Mai 68). Tant pis. La tranquillité nous est chère, la vérité plus encore. Et puis, comme le disait le vieux Jean Jacques, un homme doit avoir plus d’amour pour ses devoirs que de crainte de déplaire.

L’immense responsabilité historique du gauchisme postmoderne dans l’actuelle gabegie identitaire.

Dans un article prochain, on établira le portrait idéologique de Patrick Simon qui, bien que personnage tout à fait médiocre sur le plan historique, incarne à merveille, avec bien d’autres, la fonction réactionnaire qu’a sciemment revêtu, en ce tout début de XXIème siècle, un certain type “d’antiracisme” universitaire et militant. Celui-ci a notamment fait des ravages régressifs sévères au sein de la formation estudiantine française en contribuant à une racialisation active du discours sur la chose publique (une contribution qui fut tout à fait intentionnelle, assumée et même théorisée). Issu de cette tendance idéologique, le concept de “privilège blanc” est l’un des nombreux vocables militants à la mode, et qui est à comprendre, en réalité, comme le produit d’une dévalorisation systématique de la citoyenneté, non seulement antique mais républicaine et révolutionnaire. Derrière ce mot, il s’agit de flinguer à la fois ce qu’il y a de progressiste dans notre imaginaire antique et notre passé révolutionnaire, qui fut pourtant aussi celui des esclaves de Saint-Domingue, de Toussaint Louverture et du Général Dessalines, sublimes jacobins noirs. Mais cela importe peu aux propagateurs de l’antiracisme de chaire.

En effet, il existe chez ces gens une volonté tout à fait assumée de destruction du civisme patriote, malgré son rôle historique dans l’indépendance et l’autodétermination des peuples et qui, enrichie par la perspective communiste, permettrait pourtant un internationalisme concret et une bolchevisation active.
“Privilège blanc”, revenons-en à ce concept. De quoi parle-t-on sérieusement? Dans un article, publié sur le site “Ballast”, on peut lire ainsi, à ce sujet:


“A la fin des années 1980, une chercheure étasunienne, Peggy McIntosh, s’est saisie du concept de "blanchité" pour en approfondir l’aspect avantageux. Dans son article « Privilège blanc : vider le sac invisible », elle note ainsi :"Je pense que les Blancs ont été consciencieusement éduqués pour ne pas reconnaître le privilège de la peau blanche, tout comme les hommes ont appris à ne pas reconnaître les privilèges masculins. C’est ainsi que j’ai commencé à chercher (de manière intuitive), ce qu’est un privilège de la peau blanche. J’en suis arrivée à percevoir ce privilège, comme un paquet invisible obtenu sans aucun mérite, et contenant des provisions sur lesquelles je peux compter chaque jour, paquet qu’on me signifierait de toujours oublier. Le privilège de la peau blanche, c’est en fait un sac à dos invisible et sans poids, rempli de fournitures spéciales, cartes, passeports, carnets d’adresses, codes, visas, vêtements, outils et chèques en blanc."

Enfin un semblant de définition! D’abord, avec McIntosh, il semble qu’on est moins dans l’analyse que dans la projection personnelle. Aussi, un noir vivant dans sa nation, son territoire, disposant de droits syndicaux, d’une citoyenneté, ne dispose-t-il pas, lui aussi, de cartes, passeports, carnets d’adresses, et codes? En quoi cela est-il spécifique aux blancs? C’est un lieu commun de dire que l’intégration est difficile pour qui pénètre seul un pays où son ethnie est minoritaire. A l’étranger, tous les blancs ne sont pas Sylvain Tesson, et ne jouissent pas de son portefeuille! La marginalisation ethnique d’une minorité passagère, sur un territoire, n’a a priori rien de raciste. Il ne viendrait à l’esprit de personne de parler de “privilège jaune” pour la Chine, le Japon ou la Corée du Sud, alors même que l’intégration d’un blanc ou d’un noir (tourisme bourgeois et expatriation peinarde écartés) y est un parcours du combattant. Une telle rancune n’est-elle pas infantile et narcissique?

Sous une pluie d'applaudissements patronaux, les antiracistes dévots et systémiques sont en train de faire du monde une maison de fous, dans laquelle une susceptibilité suspicieuse, mal placée et perverse, sert d’argument d’autorité pour réduire au silence quiconque se mettrait sur le chemin de leur discours d’imposteurs arrivistes. Car il faut rappeler que le plus pathétique est sans doute que, dans la nouvelle petite-bourgeoisie, ces rastignacs de la diversité ne visent, contrainte économique oblige, qu’à une basse et médiocre élévation sociale (que ce soit dans la communication, le journalisme, le cinéma, la musique, la politique ou la littérature).
Toutefois, certains irréductibles des campus français, quand on les acculent sur l’enjeu de la classe sociale, se défendent en se prétendant marxistes, eux aussi. Marxistes, certes, mais réformés, innovés, conseillistes, horizontaux, anti-totalitaires, zadistes, décoloniaux, “enrichis” par Judith Butler, Isabelle Garo ou Carole Pateman. Ceux-là voudraient parfois même voir en Marx un fondateur de la critique du racisme systémique. Cela est-il exact?

D’abord, il est à noter qu’on ne retrouve jamais ce concept littéralement sous la plume de Marx. On peut toutefois concéder que ce n’est pas un problème en soi, étant donné qu’un concept peut être présent chez un auteur sans qu’il ne l’emploie nommément. Admettons. Mais pour cela, il importe que la réalité sur laquelle porte ce concept soit bien présente au sein même de l’œuvre sur laquelle on s’attarde. Par exemple, si au terme de ses innombrables publications, Marx n’emploie ni le terme “d’ontologie sociale” ni celui de “praxis”, pour autant, Le Capital étudie bien une logique de l’être social dans l’histoire humaine de la même façon que Marx établit dans son oeuvre les socles d’une philosophie de la praxis, en tant qu’activité révolutionnaire de réflexivité sur soi et de transformation collective de l’environnement social. Cela à l’esprit, en est-il de même, pour Marx, au sujet du “racisme systémique”? Rien n’est moins certain.
En effet, bien que la définition du “racisme systémique” soit régulièrement floue et contradictoire, sa nature ne se limite pas, chez ses propagateurs, à un racisme d’État, à l’apartheid, au Code Noir ou au système juridique du Troisième Reich. Désormais, cette notion entend, du moins chez ses défenseurs, que les institutions économiques et sociales en Occident (et exclusivement en Occident), créeraient, dans leurs interdépendances, des discriminations systématiques à l’égard des immigrés, de leurs descendants, au privilège exclusif de supposés “natifs”, que l’on amalgame tous ensemble d’une manière bien rapide et douteuse. En effet, selon les sycophantes de la “politique des identités”, le racisme systémique est le produit du “privilège blanc”, et l’on s’inscrit ici avec résolution dans le vocable de l’hérédité et du sang. En outre, selon cette pensée d’une complexité confuse, l’ouvrier-fraiseur jouit du “privilège blanc” au même titre que l’actuel Caudillo de la Start-Up Nation. Quel méprisable culot! Mais cette indifférence est pour le moins instructive. Car voilà, entre autres, le lumpen-prolétariat polonais et centre-européen, pourtant exploité sans vergogne depuis la chute du mur, qui se voit liquidé d’un trait de plume, et avec une bonne conscience absolue.
Résumons. Le “racisme systémique” entend “les racismes” comme un ensemble de pratiques et de discours structurellement produit par cet étrange maillage d’institutions qui fondent une société blanche. A ce stade, le racisme s’érige comme une production structurelle sur-déterminante, dans la mesure où la “blanchité” est une domination formelle qui flotte en apesanteur au-dessus de la conflictualité économique. Il semble alors que repousse ici une énième tête de l’hydre structuraliste, enrichie d’un racialisme irresponsable. Une nouvelle fois, on achève bien Marx.
Or, les racismes doivent être pensés, urgemment, autrement. Ce n’est pas un sous-sujet. Pour contribuer à la discussion en la matière, un détour par Hobbes, penseur de la guerre civile et du Léviathan, est utile. Il semble que le racisme qu’a combattu Marx, et à sa suite le léninisme international aux côtés du mouvement ouvrier organisé, est un racisme hobbesien, interpersonnel et massif, traversé par l’antagonisme travail/capital et l’impérialisme dévastateur du capitalisme démocratique. Le racisme repose sur le droit du plus fort et la guerre de tous contre tous, c’est l’état de nature hobbesien dans son noyau dur: l’homme est un loup pour l’homme, comme si un être humain apparaissait soudainement à son prochain comme appartenant à une espèce radicalement ennemie et étrangère à la sienne. C’est ce que Josepha Laroche qualifie, à la suite du retrait progressif du rôle des État au niveau national et international, de “brutalisation du monde” et de processus de décivilisation. En outre, le capitalisme est aussi ce processus de barbarisation du monde, par lequel l’Autre s’aliène radicalement à soi, où s’érode la civilisation et les mondes communs.
On reproche souvent aux marxistes, dans la novlangue estudiantine, d’être aveugles à la couleur (“color blind”), ce qui serait, encore une fois, une manifestation du privilège blanc, et donc, bien sûr, un luxe. Mais le Capital, dans sa phase de prédation impérialiste, n’est-il pas lui-même un mode de production aveugle à la couleur? Qui donc se préoccupe de la couleur ou de la religion d’un milliardaire saoudien ou qatari en tourisme sur notre sol? Dans son déploiement, et au fil de divers processus d’accumulations primitives, le capitalisme a maltraité entre autres slaves les Polonais mais aussi les Italiens, les Irlandais, les Corses, les Bretons, les Russes et quantité d’autres peuples qui, des Palestiniens aux Libyens, en raison du rapport de forces internationales et de leur fonction dans le mode de production, ont été vus et traités comme des sous-hommes par les autres nations, même blanches, car simplement plus puissantes et riches qu’elles.

A Venise, le quai des esclavons témoigne de cet impérialisme esclavagiste, ce lieu significatif où, du moyen-âge au siècle classique, des fournées entières d’esclaves capturés dans les pays slaves ont été déversés.

Se souvient-on aussi, bien plus tard, sur quel ton et de quelle manière le fasciste belge Léon Degrelle voyait les Russes, ces orientaux, ces cosaques, ces arriérés incapables de la moindre grandeur civilisationnelle ? Où passe la solidarité blanche dans cet aryanisme à la sélectivité curieuse ? Les russes ne demeurent-ils pas encore aujourd’hui les “nègres de la blancheur”(Dominique Pagani)? Se rappelle-t-on enfin de la façon dont les nazis, au dernier conflit mondial, ont viré leur cuti et finalement considérés les Ukrainiens comme des aryens, après que ceux-ci aient finalement combattu leur ennemi stratégique, l’Union Soviétique? Ces pitreries du nazisme semble lointaines. Mais l’idée d’une Oumma blanche, illusoire fantasme identitaire, serait seulement comique si elle ne se voyait pas, aujourd’hui, entretenue et encouragée avec perfidie à une époque aussi explosive que la nôtre.
Il y aurait également beaucoup (trop) à dire sur la colonisation. Dans les temps modernes, une colonisation est le produit d’une invasion militaire qui génère un butin dont le secteur privé organise la distribution, avec la collaboration de l’appareil d’État. Cela se fait d’abord sur le dos du corps social du pays colonisé et ensuite sur celui du prolétariat du pays colonisateur. En effet, sur ce dernier point, et sans établir la moindre compétition victimaire, il est évident que l’exploitation n’a pas cessé chez les travailleurs blancs européens au moment où celle des noirs et arabes a débuté sous un mode colonial (et qu’il y a bien plutôt une complémentarité entre ces deux modes d’asservissements). Pour bien saisir ce sujet, on peut regarder du côté des travaux de l’historien Jacques Marseille sur le sujet (même s’il est un bon historien, il faut relever son anticommunisme manifeste et son anarcho-libéralisme bizarre). Celui-ci établit, pour la France, deux phases de la colonisation.

D’abord une première phase qui s’étend, selon l’auteur, de 1880 à 1930, afin d’aider le développement du capitalisme français et permettre à l'Etat de trouver des débouchés pour ses exportations de marchandises (alors que la France déserte le continent européen face à l'hégémonie anglo-allemande). Ensuite, une seconde phase qui s’initie à partir de la crise de 1929 jusqu'au années 1960, où Marseille identifie empiriquement un divorce entre le capitalisme français et la colonisation, suivant le principe qu'il y aurait une sorte de privatisation de plus en plus accrue des profits de la colonisation pour une socialisation de ses coûts. L’intervention de l'Etat est telle pour assurer les infrastructures nécessaires à l’activité économique (ce qui nécessite des dépenses que se refusent à assumer le secteur privé) que même Pierre Mendès France aurait dit, en 1954, et bien qu’il demeurait indéfectible sur l’Algérie Française, qu'il fallait choisir entre l'Indochine et le redressement économique de la France (ce qui lui valait d’être qualifié de “bradeur d’empire” par une certaine partie de la droite). L’exemple le plus illustre de cette mutation du capitalisme français est sans doute le coup de pouce donné par le général De Gaulle au Grand Capital français de son temps, en le débarrassant de sa désormais coûteuse hypothèque coloniale, particulièrement africaine. Cette tâche accomplie, l’ère du néo-colonialisme pouvait commencer.

Fascisme pour soi: un appareil d’état au service du marché mondialisé et de la liquidation de l’État.

Revenons en France, et à l’actualité. Il nous faut d’abord distinguer la situation française de celle des États-Unis (pays au 300 millions d’armes à feu).

Pour qui s’y intéresserait, cet État à la pratique communautariste et ségrégationniste, qui n’a jamais atteint le niveau de brassage social et ethnique qu’a permis l’assimilationnisme républicain, aurait, selon le Washington Post, connu 5000 décès dus à une intervention policière entre 2015 et 2017, soit deux fois plus que les statistiques officielles (et pour la seule année de 2019, aux Etats-Unis, ce chiffre s’élèverait cette fois à celui de 1 033). En France, toutefois, la liquidation des libertés sur fond de racisme social est un mal ancien, mais elle ne prend pas la même forme. En effet, notre génération fut celle des suspension des libertés en temps de terrorisme, prenant le prétexte de circonstances exceptionnelles, de l'État d’Urgence, de l’extension de ce raisonnement schmittien de la “liberté seconde” avec la loi anti-casseurs (contre la liberté constitutionnelle de manifester, sans compter les possibles limitations de la liberté de circulation sur présomption de dangerosité par le biais de l’assignation à résidence).
Récemment, la loi Avia (appelée par antiphrase “loi anti-haine”) a entamé une attaque féroce à l’encontre de la liberté d’expression alors même, comme le rappelle François Sureau, qu’on ne saurait par exemple juridiquement proscrire la haine des tyrans sans verser dans l’anti-républicanisme primaire (sans mentionner à nouveau l’enjeu de l’assignation à résidence, la limitation de la liberté d’expression, la dangerosité pénale, etc.).

Toute cette série de lents grignotages de nos libertés publiques a construit un environnement politique résolument mortifère, dans lequel s'inscrivent les actuelles violences policières. Encore une fois, le mal est ancien. Car à ce sujet, notre pays pâtit parfois d’une image d'Épinal, celle de la “gentille” IVe République à laquelle succéderait, du fait de sa faiblesse incurable, la “méchante” Ve république présidentielle, policière et monarchique (on imagine le bénéfice que la gouvernance atlantiste mondiale peut tirer de cette vision des choses!...). Mais se souvient-on du 14 juillet 1953, de ses 7 morts, ses centaines de blessés, et pour lesquels Daniel Kupferstein a récemment écrit dans un désert? Se remémore-t-on les interdictions de manifestations qu’a subit le PCF durant les années 50 sous cet aimable parlementarisme de molusques, faible avec les forts et fort avec les faibles? Certes, la Ve république, elle aussi n’est pas sans taches, le mandat de Maurice Papon à la préfecture de police, de 1958 à 1966, témoigne du lourd héritage de cette non-épuration franchouillarde s’il en fut (Annie Lacroix-riz). Papon, cet individu qui, après une collaboration zélée, voit sa carrière culminer avec deux massacres anti-algériens impunis à son actif, en 1961 et 1962.

D’ailleurs, attendrons nous, pour le juger, que l’ignoble Didier Lallement soit aussi grabataire que son illustre prédécesseur Maurice ? L’Histoire tranchera. Mais que faire, en attendant, pour sortir de la panade?


Le paradoxe de notre génération est qu’elle doive reconstruire le marxisme, presque à partir de rien (sinon l’héroïque effort de transmission de nos anciens), alors même que dans l'histoire mondiale, l’humanité n’a sans doute jamais autant réuni les conditions matérielles et technologiques de réalisation du communisme réel. L’époque piétine nos espoirs, et rares sont ceux qui espèrent encore grand chose, du moins de leur vivant, pour contrer le dépérissement de la civilisation, des services publics et faire advenir un semblant de collectivisation. Cette oeuvre-là sera sinon pour nos descendants, pour les descendants de nos descendants. Hegel disait: “Tu ne pourras être mieux que ton temps, mais ton temps, tu le seras au mieux”. Alors, encore une fois, que faire?

Demain, nous aurons à assumer avec pragmatisme la tâche ingrate et peu romantique de tenir en respect la classe capitaliste transnationale, au moyen d’un Etat jacobino-prolétarien puissant. Et ça, ça s’appelle la dictature du prolétariat. Elle est la démocratie du monde de la Production. Elle est le moyen par lequel une Classe, une Nation et un Parti volent avec enthousiasme à l’assaut d’un monde à gagner.
Mais on ne peut établir cette dictature par décret. Vu l’état de nos forces, une bolchevisation active est nécessaire, une formation exigeante des cadres est requise, il nous faut gagner les cadres syndicaux, ceux de la police, de l’armée, des usines, du secteur nucléaire au monde portuaire. Notre marginalisation est telle que notre salut n’est, pour le moment, que métapolitique.
En tant que projet d’une société mondiale sans classes et sans états, le communisme demeure une oeuvre civilisationnelle à la hauteur de l'humanité, l’équivalent prolétarien et symétrique de la paix perpétuelle kantienne. Mais pour cela, il faut construire à notre époque une humanité nouvelle et des Etats-Nations communistes puissants, qui doivent mettre à terre l’impérialisme diffus du capitalisme [prétendument] démocratique.

Plusieurs générations seront indubitablement nécessaires: notre tâche est considérable.

Au travail, nos morts nous regardent.

Benjamin Le Louarn