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Prière de Noël pour les égarés

Par Alexandra Tricottet

« Frères humains, qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis,

Car, si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous mercis... »

Ballade des pendus. François Villon

« Ce peut être l’histoire définitivement soumise à l’Éternel Retour, à une répétition éternelle de ses contradictions. Le capitaliste gérerait à jamais l’économie humaine en la soumettant au cycle : croissance, crise, reprise, éternellement répété. Alors la société civile est le lieu de la névrose objective : l’impossibilité de réconcilier les contraires, principe de plaisir et principe de réalité. »

Les dégâts de la pratique libérale. Michel Clouscard

Le père Noël ne m’ayant pas abonné à Netflix, je suis tombée sur une vidéo de Wikileaks qui nous montre un groupe de journalistes et de civils pendant la guerre d’Irak pris pour cible par des soldats Étasuniens. On entend les soldats qui commentent leurs actions comme s’ils jouaient à un jeu vidéo. Ils tirent sur leurs cibles par écran interposé, à distance. Bref, ils tuent tout un groupe, achevant les blessés qui tentent de se traîner à l’écart pour se protéger, comme s’ils tiraient des lapins. Un jeu, avec les commentaires des joueurs. On nous rebat les oreilles avec l’ultra sophistication des outils technologiques guerriers, mais quelles sont ces avancées qui ne permettent pas de faire la différence entre un Famas et un Leica ? Car, il s’avère que le groupe des tués est composé de civils et de journalistes et non pas d’un groupe armé prêt à en découdre.

L’« American sniper » de Clint Eastwood est donc une image biaisée, humanisée par un civil cinéaste qui suppose qu’au moment des choix cruciaux, l’individu agirait « en conscience » et que cette conscience ne serait pas un produit historique et social. Car, au même moment dans la réalité, le sniper n’hésite pas à faire feu sur l’enfant qui ramasse l’arme ou sur le journaliste qui rampe pour se protéger, ou sur une camionnette qui contient des personnes qu’il ne voit pas et qui viennent porter secours aux blessés.

Il tire. Mais il tire sur son fantasme. Et dénie toute complexité au réel, toute vérité, toute épaisseur. Il n’est pas, malgré ses diverses « augmentations » technologiques, dans la 3D, il est déjà dans la 4ème dimension, celle du délire où tout ce qu’il perçoit du réel est menaçant. Il ressent le même stress que celui du joueur qui a peur de ne pas gagner. Un peu comme quand on est petit et qu’on joue à loup garou, ou à cache-cache , on joue à se faire peur, et on y prend plaisir. Même niveau d’analyse d’une situation qu’un gamin qui joue, aux prises avec ses fantasmes, sauf que dans le cas de l’archive vidéo, il s’agit d’adultes armés, en « mission ».

L’interprétation de ce que le soldat perçoit prend le pas sur la réalité prosaïque, complètement dérangée et obscurcie par une construction délirante. En l’occurrence, pour la vidéo publiée par Wikileaks, le fantasme de l’Arabe, toujours terroriste. Dans "La Rose pourpre du Caire", le monde de la fiction était un monde de guimauve, et le réel, celui de la récession brutale. Dorénavant, nous sommes dans un rapport non pas inversé, mais délirant tellement il est distordu. Le réel n’est certes pas une promenade de santé mais il est encore humanisé, quant à la fiction qui tente de le recouvrir et le cacher elle est aussi absurde, archaïque et barbare qu’un cauchemar. Elle n’est pas parodique, elle n’est pas fantaisiste, elle n’est pas esthétique, elle est la projection, assourdissante de misère intellectuelle et esthétique, de la vision qu’ont du monde une « élite » rétrograde et ses portefaix.

Progrès technologique ou pas, le fait est que la raison n’a pas de prise face au fantasme. Et ce n’est pas la technologie qui crée cet état de fait, inutile de perdre son temps à faire son procès.

L’écran et son viseur intégré ne sont que le prolongement de l’écran intérieur sur lequel s’agite des silhouettes sans épaisseur. Le monde virtuel tente de se substituer au réel, non pas parce que la technologie rendrait la confusion possible - non, à tête reposée, personne ne peut s’y tromper, la différence, la frontière infranchissable est palpable par tous - mais parce que l’imagination est effectivement au pouvoir.

Pour les soldats sur les archives publiées par Wikileaks, c’est patent mais finalement, de façon bien plus générale, la gangrène est dans la place : les clefs du réel ont été confiées au déchaînement fantasmatique. C’est ça un « complotisme ». Ce n’est pas essayer de comprendre des rapports de causalité entre les événements, même sommairement, même fatigué ou énervé. C’est penser que le réel équivaut à ce qu’on aimerait bien voir se produire, c’est imaginer le résultat et la suite des évènements qui en découleraient comme on enfile des perles, en se racontant une histoire pour se dés-angoisser. Et si…

Si ma tante en avait...ça serait mon oncle.

Un délire quasi paranoïaque. Et il s’agit bien d’un délire au sens psychanalytique.

Cet arrangement, cette projection permanente sur la surface du réel, relève de l’infatigable tendance à la direction d’acteur du névrosé en phase terminale. Il délire aussi brillamment, même mieux que le psychotique même, parce qu’il agit incognito. Et qu’il n’a aucun stigmate apparent. La puissance du délire névrotique n’a pas été prise suffisamment au sérieux, même par la psychanalyse. Et surtout, nous n’avons pas compris qu’il s’agissait d’un inconscient de classe, nous n’avons pas pris garde à la généralisation de cette névrose, qui a crû parallèlement à l’extension des couches moyennes et à leur accession au haut du pavé, dans toutes les sphères de la société civile. Mesmerisées par la puissance du fantasme de la réussite, du mérite, de la « manifest destiny » individualisée, le réel ne leur apparaît plus derrière le décor en carton-pâte. La moindre miette de ce réel est à cacher, le moindre indice : il faut à toute force continuer de se raconter une histoire qui vise à engluer toute velléité de comprendre, d’analyser. Et tirer à bout portant sur tous ceux qui tentent de déchirer ce décor idyllique.

Tenir le haut du pavé, c’est, pour les amoureux du carton-pâte, s’imaginer pouvoir circuler sans être douché ou rincé par les déjections du capitalisme. Ces immondices qui sont balancées par la fenêtre, au petit bonheur la chance, au jugé, sans réflexion sur les conséquences de ce « ruissellement » permanent. Le tertiarisé, ou quaternarisé, ne s’est pas encore pris des seaux de merde sur la tête, n’a pas les pieds crottés, le bas du pantalon alourdi par l’eau du caniveau. Comme la bourgeoisie conquérante du Moyen Age, les couches moyennes passent la tête haute au milieu de la rue, bouffies de fierté, pleines de leur image d’enrubannés dans une rue de plus en plus remplie de détritus.

Sauf que le regard des passants pataugeant dans le caniveau n’est plus ironique, désabusé, évitant… il devient menaçant. Gare à la glissade, un peu comme lorsqu’on s’évanouit dans un poulailler, on a tout intérêt à se réveiller à temps.

La colère contre cette forme d’inconscience, qui devient barbare tellement elle est méprisante, devrait être la moindre des choses. Sauf que, en colère, on passe pour une brute épaisse qui concourrait à foutre en l’air l’ambiance. Il serait temps pourtant de comprendre enfin que « brutaliser » son voisin, son collègue, son frère ou son cousin est une tentative ultime pour tenter de l’extraire du déni dans lequel il marigote. Le but n’est évidemment pas seulement de rendre la vue à ceux qui ne veulent rien voir, c’est également une tentative de les enrôler à toute force dans la lutte. Car, « Gardez-vous à droite, gardez-vous à gauche !», pour ne pas s’épuiser prématurément en ferraillant de tous côtés, mieux vaut former la tortue : pour que le front ne soit pas enfoncé et le combat stérilisé. Et, pour former la tortue contre l’assaillant, comme dans "Asterix légionnaire" qui est ma seule référence sérieuse en tactique guerrière, il faut être plusieurs.

Dans la phalange hoplitique, les cités grecques plaçaient les amants côte à côte afin que la formation entière soit mieux protégée.

Et dans la lutte, le bon sens voudrait qu’il n’y en ait pas trois qui soient partis cueillir des fraises au mauvais moment, comme dans les films d’horreur, où les protagonistes disparaissent un par un, bouffés par le monstre. Le spectacle du capitalisme de la séduction qui happe chacun de vos camarades qui croit tour à tour avoir vu des fraises, ou de la lumière, n’est pas une fiction, il est le lot quotidien de ceux qui se méfient de leurs fantasmes comme ils détestent leurs cauchemars. Ils en deviennent peut-être un peu brutaux mais, en toute honnêteté, ne vaut-il pas mieux cheminer à côté d’un agacé sporadique que d’un niais ? Ce qui n’empêche pas de manger des fraises, ou des cerises, quand c’est la saison.

Parfois, on se fâche tout rouge (c’est visiblement plus sain que de verdir) face au délitement de notre société et au spectacle qu’elle offre. S’énerver contre la technologie qui sous prétexte de nous simplifier la vie nous la merdifie copieusement, s’énerver contre le lampiste de service, le plus lent, le plus vieux, le plus prétentieux…

La colère de la jeunesse par exemple est compréhensible face à ce qu’on lui laisse. Mais voilà, c’est pas nous qu’on leur laisse ça, inutile de se défouler sur les réseaux en accusant un tel ou l’autre, et de lui déverser ses frustrations à rallonge. Aucun individu ne porte une telle culpabilité à lui tout seul, quand bien-même il semblerait être l’illustration parfaite de son temps. Là aussi, le fantasme est opérant et se substitue à la réflexion. Il se substitue même à l’action puisqu’il suffit d’insulter celui qu’on a pris pour son ennemi, en « interprétant » les bribes de phrases qu’il a postées, pour penser avoir accompli son quota d’action militante de la semaine. Le « conflit des générations », comme la guerre des sexes, la « racisation » de la question sociale et toutes les fausse problématiques sociétales ne sont au service que d’une seule et même chose : le capital, contre l’union du travailleur collectif.

La thèse 60 des Dégâts de la pratique libérale, résonne encore de façon terrible, mais elle était encore plus inaudible en 1987 et on a pris du retard. Si elle sonne comme une évidence aujourd’hui, c’est que la crise sonne à la porte de toutes les maisons et tente de passer le pied dans l’entrebâillement. On peut encore se boucher les oreilles au bruit de la sonnette mais ça devient difficile. Au nombre de licenciés quotidiens s’ajoute le nombre incongru des imbéciles qui tentent en pleine bourrasque de se suicider économiquement en se lançant dans l’entrepreneuriat sans filet pour être enfin « indépendants », « sauter le pas », « se lancer » ; le suicide a bien son champ lexical. L’angoisse parle tellement fort ces derniers temps, qu’on n’entend qu’elle, surtout quand elle s’agrippe désespérément à la promesse du festin qu’elle voit pourtant s’éloigner. Déserter devient une injonction incontrôlable. Partir à tout prix, s’extraire du commun, par peur de l’opprobre, de la pécole. Cette fameuse maladie qui fait que la peau des fesses se décolle et qui nuit gravement à l’image héroïsée (ou érotisée) qu’on a de soi-même. Les désertions ne se comptent plus tellement elles sont nombreuses.

Malgré tout, ceux qui résistent forment encore l’essentiel des troupes, le tout-venant sans prétention qui, moyennant un rapport direct à la production, une curiosité intellectuelle et un cadre familial, amical, politique et donc social solide, peut encore tenir.

La force du déni contre « la force du destin ». Le destin en l’occurrence étant l’Histoire, celle de la lutte des classes.

Le déni n’est pas seulement bêtement handicapant, il oblige à régresser puisqu’il empêche de résoudre les contradictions qu’on trouve sur son chemin. Le symptôme le plus flagrant de ce déni est que le malade se roule en boule, il se laisse couler en restant immobile tandis que le monde mouvant, devenant le fameux monde liquide de Zygmunt Bauman, continue de battre. Ce malade qui s’ignore n’a pourtant plus d’autre mère nourricière que le travailleur collectif, seul placenta efficace depuis sa sortie au monde. Pourtant, ce «choix » de l’immobilité passe pour un droit à s’extraire qui se veut incontestable, face à la violence extérieure. S’imaginer que le temps peut s’arrêter et vous attendre, drôle d’idée. Et drôle d’idée également de penser qu’on peut rester rivé, blotti, au creux de cette notion de droit, d’acquis.

« L’acquis » est un mot-masque, mot-trace, une sorte de vestige archéologique réduisant la perte collective à une perte individuelle. Pourtant, cette trace est celle de l’histoire des conquêtes ouvrières. Il ne s’agit pas d’acquêts mais de conquêtes, et pour les défendre et les récupérer il n’est plus temps de se mettre en boule en attendant que ça passe, il faut faire front, devenir les hoplites du bien commun. La force du déni tient justement au refus de reconnaître sa propre appartenance sociale, et le lien qu’on entretient avec une réelle conquête, chèrement payée par ses ascendants. Ceux là même qu’on s’autorise à mépriser sous prétexte qu’on est devenu bien plus malin et bien moins pauvres qu’eux.

Bercé dans mon déni par la fable libérale du monde qui refuse la science historique fondée sur les archives, je boude dans mon coin parce que je n’ai pas reçu la part du gâteau qu’on m’avait promise. Comme un sale gosse.

Les vertus du comportement régressif sont multiples pour l’économie individuelle. La régression invoque plusieurs puissances qui telles les Parques ont présidé à votre destinée. Puissances imaginaires s’il en est, car compagnes de route des étapes de la fabrication du Moi.

Nostalgie est celle qui tient la lyre en faisant « une ligne de blang et une autre de bling », ou même une ligne de « bling-bling ». C’est elle qui habille vos souvenirs d’une brume qui adoucit les contours des personnages qui vous ont accompagnés, élevés, nourris avec sollicitude. Sollicitude et travail se confondent aisément dans la brume. On en finit par oublier le travail de soin et d’éducation, celui du travailleur collectif qui l’a permis, au bénéfice d’une histoire simpliste et banale, avec les personnages qui nous arrangent. Ceux qu’on retient et ceux qu’on ne voit plus tellement le brouillard est épais.

Répétition est celle qui bat du tambour, qui rythme le quotidien humain, lointain écho du battement de cœur maternel sans doute. Vous êtes bercé par le rythme, accompagné par le plus archaïque des principes, car c’est par le rythme qu’on perçoit d’abord le pouls du monde qui nous entoure. Ce rythme semble vous être dédié, comme si vous étiez le seul à l’entendre, comme in utero. Le bruit des enclumes est assourdi, ce ne sont plus des enclumes, ce sont des tambourins qui vous donnent envie de danser.

Conjuration est celle qui nous donne l’illusion de domestiquer nos démons. Ses psalmodies forment le fil mélodique qui nous guide en égrenant les perles du chapelet trompeur, celui qui nous fait croire que la circularité est aussi infinie que le progrès. A force de répéter toujours les mêmes prières, on finit par confondre ces litanies conjuratoires avec un discours sur le réel.

Se lover au creux de ces présences, c’est les laisser présider, et stériliser nos actions industrieuses et leurs conséquences du monde qui nous entoure. C’est se mettre hors du temps. Le travail est exclu, à peine entrevu, comme un intrus qui romprait la quiétude de celui qui écoute la voix de son maître en somnolant. Le travail est toujours celui des autres, ceux qui ont fabriqué le monde dans lequel vous somnolez en attendant d’être nourri par le cordon magique qui vous y relie. Ce monde « naturel » dont on nous rebat les oreilles, celui dans lequel il suffit d’être positivement installé pour en profiter pleinement.

Ah merde ! Le monde craque… Le réel ramollit le décor, l’éventre. Merdre ! Le bas de mon pantalon va s’alourdir, mes souliers seront crottés comme ceux de mes ancêtres.

Et le protocole se révèle enfin pour ce qu’il est. Une litanie, une psalmodie, un rite de conjuration. Un rituel répétitif qui sert de chapelet pour égrener le temps circulaire et conjurer les dangers qui découlent de l’action quotidienne et industrieuse. Conjurer les progrès lents mais réels, prosaïques, mais qui bougent encore, effectués par le labeur du travailleur collectif. Conjurer la peur du mouvement qui nous éloigne des brumes du passé, celles qui nous faisaient confondre la sollicitude et le travail. Ces brumes de la nostalgie qui nous rendent réactionnaire.

Ceux qui dénient ce temps du travail, qui choisissent de s’y insérer seulement lorsqu’il leur sied sont des « fripons », comme l’écrivait Rousseau. Si l’effort pour le bien commun est soumis à la seule valeur qu’ils octroient au reflet du meilleur profil qui leur est renvoyé par le miroir social, sans jamais tenir compte des nécessités de la lutte pour préserver le monde qui les nourrit, alors ce sont aussi des fripons. S’ils se tiennent à l’écart de tout labeur commun pour construire ce monde, l’étayer, le faire progresser, au prétexte que le travail équivaut à l’emploi pour lequel ils sont mensuellement payés, ce sont aussi des fripons.

A moins que ce ne soient des imbéciles, tellement hypnotisés par les protocoles, qu’ils en ont oublié d’étudier sérieusement d’où vient la richesse du monde… La crise qui déboule va se charger de sonner le tocsin et leur rappeler la précarité de leur bonheur, pour paraphraser le barbu guitariste de service.

Vont-ils être surpris en pleine sieste ? En pleine cueillette de fraises ? Vont-ils avoir le temps de courir vers la tortue, de s’y insérer sans désorganiser la formation hoplitique ?

Bref, je me fait du souci pour ceux que j’aime ou que j’ai aimé, même s’ils sont imbéciles, car j’ai lu quelque part que « Nous nous sauverons tous, ou aucun. »

Alexandra Tricottet