“Il incarne l’Homme lui-même, la quintessence de la virilité, le type parfait duquel tous les autres ne sont que d’imparfaites copies. Ses yeux sont vitreux ; ses yeux sont brillants. Son corps est engoncé fermement dans un uniforme sur la poitrine duquel sont cousues médailles et symboles mystiques de puissance. Sa main est posée sur un sabre. On l’appelle en Allemand Führer et en Italien Duce ; dans notre langue Tyran ou Dictateur”. Virginia Woolf, Trois Guinées, 1938
“ “La femme pourvoit à la gratification narcissique”, “l’inconscient” étant “structuré comme un marché”. Ce n’est ni intelligent, ni juste, ni sérieux mais cet état de fait ne se combat pas à coup de règle d’orthographe, d’anathème ou de loi paritaire. C’est un combat historique et qui dit Histoire, suppose sens, totalité, processus, ruse.” Alexandra Tricottet, Dictionnaire arbitraire, éditions Auberbabel.
Il est des sujets qu’on préférerait ne pas aborder. Nous sommes à l’heure du basculement du Grand Jeu géopolitique vers le Pacifique et l’Eurasie, d’une pandémie mondiale qui met le capitalisme occidental face aux contradictions hallucinantes portées par l’anarchie de sa production, d’une paupérisation radicale des masses laborieuses et du retour, avec Joe Biden, d’une inquiétante et pathétique Amérique, prête à guider un monde qui ne la prend plus au sérieux.
Cet immense décor craquelé en tête, et au vu de l’énormité des lectures et des recherches nécessaires pour faire face à la période qui s’annonce, les obsessions de quelques mandarins postmodernes paraissent bien fades. Surtout lorsqu’elles sont reprises par des militant-e-s convulsé-e-s, avides de procès en pureté et adeptes d’un jargon pompeux. Cette futilité volatile, qui tient davantage de la mode idéologique que de la gravité du souci théorique, a certes de quoi susciter un emballement modéré.
Seulement, on ne peut pas faire l’économie de se mesurer à l’esprit de son temps. En ce sens, l’actualité polémico-guignolesque est féconde, même quand elle porte sur des thématiques identitaires et sexuées dont à peu près tous les travailleurs se fichent, et à raison. Mais enfin, voilà que le pouvoir médiatique force les portes de notre perception et nous met sous le nez le passage télévisuel de l’égérie de “Génération Identitaire”, Thaïs d’Escufon. Bien entendu, cette émission de Cyril Hanouna a jailli entre deux saillies contre-révolutionnaires de Michel Onfray, trois tribunes de Zemmour, et une interview de Camélia Jordana, immense esprit d’une érudition stratosphérique et pour lequel les hommes blancs devraient tout simplement (lui?) demander “pardon”.
Tout ce fatras serait trop long à commenter, et cet article ne sera pas l’occasion de traiter des emballements délirants qui ont lieu autour de l’idée de “Blanchité”. Peut-être une autre fois. Par contre, on a pu voir naître dernièrement, d’un journal à un autre, une notion, à cheval entre le jargon militant, le concept sociologique et le vocable médiatique : celle de la “masculinité toxique”. Celle-ci serait un symptôme de droitisation, de fascisation même. On la retrouverait chez Bolsonaro, Trump, Orban, Poutine et tous les leaders autoritaires, y compris dans l’activisme militant d’extrême droite, dans ses codes culturels et ses mantras.
Certes, il ne s’agit pas de nier le moins du monde les aspects virilistes et les gonflements de torse grotesques à la droite du spectre politique. Mais on essaiera, dans cet article, de voir non seulement en quoi le concept même de “masculinité toxique” est abstrait et partiel (car aveugle à la prédominance du positionnement de classe dans l’ontologie sociale), d’une part, et comment, d’autre part, la stratégie de l’extrême droite pour s’emparer du pouvoir d’État se fonde davantage sur les “jeunes” et les “femmes” que sur un masculinisme spectaculaire. En l'occurrence, il ne s’agit pas, pour elle, de s’appuyer sur des catégories sociologiques fondées (d’avoir une approche scientifique de ce que l’on appelle “les femmes” et “les jeunes” dans la société), mais de manipuler dans l’espace médiatique des signifiants publicitaires (comme le sont “femmes” et “jeunes”), dans la perspective d’une stratégie de séduction politique des couches moyennes (décisives pour passer la barre des 50%).
Cela entendu, la masculinité toxique, de quoi s’agit-il ?
Il s’agit d’une toxicité comportementale qui est exclusivement régie par la “masculinité”, si tant est qu’on accepte l’idée qu’il existe un code stéréotypé de “masculinité” qui gouverne l’existence des hommes, ou du moins façonne une grande partie de leurs comportements. Par exemple: l’injonction à ne pas pleurer, à ne pas montrer ses faiblesses, à être fort, à ne pas partager ses sentiments, tout comme le fait d’avoir des comportements à risques ; autant d’avatars quotidiens de cette “masculinité toxique”.
Cette notion un peu explicitée, il nous faut à présent nous arrêter un instant sur cet aspect proprement “toxique”. Si on la prend au sens littéral, la toxicité est un empoisonnement, et tout poison affaiblit la vitalité de sa victime, qu’elle dégrade suivant différents degrés, dont certains sont mortels. Dans ce cas, la “masculinité toxique” est toxique pour son hôte, pour les femmes et tous les hommes. Précisons encore que ceux qui emploient ce concept ne parlent pas “d’humanité toxique” ou de “féminité toxique”, encore moins de “bourgeoisie toxique”. Il nous est donc permis de déduire de la largesse des définitions proposées, que les femmes sont présupposées incapables de la moindre “toxicité”. Tout est sain entre leurs mains et pollué entre celles des hommes. Voilà qui prête à sourire pour qui aurait jeté un œil, même bref, à la biographie des manipulatrices perverses qui peuplent l’histoire courtisane, et dont Madame de Montespan est sans doute l’une des plus admirables incarnations.
Petite illustration de la gravité du souci théorique de certaines revues bourgeoises.(Source: https://www.cairn.info/magazine-books-2020-3.htm ).
Dans la mesure où cette “masculinité toxique” comprend la répression des émotions et donc une certaine forme d’agressivité contenue, on pourrait supposer, non sans humour et second degré, que ce trait de caractère eut quelques vertus jadis, pendant les grèves, les affrontements policiers, la Résistance, en période de guerres civiles révolutionnaires, à Stalingrad, ou encore pour ceux de nos martyrs nationaux qui durent résister, dès 1940, à la torture de l’Occupant. Si on voit se faire aspirer dans ce “package” de la “masculinité toxique” des simples comportements de pudeur et de bravoure, c’est que sont mêlés, sans le moindre effort de contextualisation, des comportements courageux (qui n’ont pas à être spécialement masculins d’ailleurs) à de l’empoisonnement, de la pollution et du salissement psychique.
Comme souligné plus haut, c’est un lieu commun idéologique et médiatique, parfois même intellectuel, de défendre l’idée que cette fameuse “masculinité toxique” serait l’un des noyaux durs de la fascisation. Une thèse que l’on retrouve régulièrement sur ces plateformes virtuelles qui font les arènes verbeuses de notre temps. On peut ainsi lire sur Twitter, parmi toutes sortes de gazouillements :
“Prétendre que Trump est fou c’est dépolitiser ce qu’on a en face de nous : l’expression fascisante et totalitaire d’un ego masculin toxique et blessé, égo dont l’idéologie politique fasciste lui permet de penser qu’il est en droit de brûler un monde qui a osé lui résister.”
4:09 PM · Jan 7, 2021 from Toulouse, France·Twitter for iPhone
Sans vouloir donner à son auteur une attention exagérée, ni l’attaquer particulièrement d’ailleurs, cet extrait est plutôt intéressant par les déterminations qu’il introduit dans l’espace restreint et concentré d’un “tweet”. En effet, on y voit exposées trois thèses qui entrent en résonance avec certaines opinions puissamment ancrées dans les sphères militantes et universitaires.
La première thèse est que la psychiatrisation systématique de l’adversaire, ou de l’ennemi, masque une dépolitisation. Tout à fait d’accord avec cette première idée. Avec la seule réserve qu’il n’est pas nécessaire, pour adopter cette thèse, de souscrire aux outrances néo-foucaldiennes qui voient de la “psycophobie” dans la moindre commodité de langage employée à l’égard d’un dirigeant quelque peu excentrique, nocif ou “dingo”.
Deuxièmement, on nous dit que l’expression de l’égo masculin “toxique et blessé” est en soi fascisante. Cette fois, on peut être plus réservé : quelle relation d’identité établir entre le virilisme d’un ouvrier du BTP et celui d’un grand PDG ? Ces comportements prennent-ils la même forme ? Si la “masculinité toxique” a à voir avec une forme de pulsion de mort, ce concept constitue-t-il un prisme transclasse pertinent ? L’imprécision est ici fautive, dans la mesure où elle est abstraite. Elle ne donne pas une prédominance ontologique à la classe sociale dans l’analyse de la phénoménologie politique.
Survient enfin une précision, qui forme la troisième thèse. C’est seulement quand elle est déterminée, en amont, par une idéologie politique fasciste, que cette “masculinité toxique” procure à son porteur ce sentiment “qu’il est en droit de brûler” qui lui résiste. Pour le coup, radicalement d’accord. Seulement, une telle idée invalide la deuxième des trois thèses. Car si on se situe dans le champ de l’acquis davantage que dans celui de l’inné, on ne peut pas soutenir en même temps qu’une masculinité blessée est en soi fascisante, qu’elle intoxique le pouvoir et que, par ailleurs, le pouvoir intoxique, subjectivement, l’individu masculin qui s’y confronte.
Si la masculinité n’est toxique (en acte) que par la force d’une idéologie médiatrice, c’est donc qu’elle ne l’est jamais “naturellement”, seule et livrée à elle-même. Par conséquent, nous sommes aveuglés, en la matière, par des jeux idéologiques, des représentations imaginaires, symboliques, bref, par une superstructure culturelle qui est le reflet de l’ordre capitaliste. Dans cette mesure, ne sommes-nous pas tous, à différentes échelles, imprégnés par nos conditions de vie, nos représentations de classe, le vocabulaire de la classe dominante et par les mots creux qu’elle parvient à instiller en nous, à notre insu ?
Les plus raisonnables de nos adversaires admettent toutefois que si Trump est un vaniteux magouilleur et destructeur (voir son entretien téléphonique surréaliste qui a récemment fuité1), ce ne peut pas être du fait exclusif de sa “masculinité toxique”. Mais cela posé, on constate deux grandes tendances qui s’opposent sur le rapport entre l’autoritarisme, la dictature, et cette masculinité supposément “empoisonnée” (surtout lorsqu’elle est “blanche”).
La première approche est plus classique et datant d’après-guerre. La seconde est plus actuelle et en vogue.
D’abord donc, on a ceux pour lesquels les dictateurs et les grandes figures des régimes autoritaires règlent leur Œdipe, à la suite d’une “castration” paternelle, en faisant un transfert sur la défense de la Mère Patrie (on peut à ce titre consulter un rapport amusant de 1943 par Henry Murray, « The Personality of Adolf Hitler with predictions of his future behavior and suggestions on how to deal with him now and after German surrender »). Le dictateur-type aurait donc le syndrome typiquement masculin du Messie et du sauveur, un sentiment d’exceptionnalité mêlé à une homosexualité refoulée, un virilisme inquiet et un surinvestissement paniqué dans des thématiques vitalistes, dans la mesure où il y chercherait la masculinité qui lui fait défaut.
Deuxièmement, on aurait plutôt ceux pour lesquels le fascisme découle de la domination masculine et du patriarcat systémique, dans la mesure où la plupart “des leaders des régimes autoritaires sont hétérosexuels, monogames, mariés dans des couples traditionnels au sein desquels les rôles assignés à l’homme et à la femme ne sont pas transgressés- et l’existence de pratiques adultérines, aussi excessives qu’elles soient, relèvent du traditionnel2.”.
Dans un cas comme dans l’autre, on est dans une psychologisation de l’objet d’étude qui, tout empiriquement intéressante qu’elle soit sur quelques points (par exemple le rapport de Franco à son père), exclut des volets géopolitiques considérables. Il est à ce titre évident que la « masculinité toxique » de Kadhafi ou de Saddam Hussein n’a rien fait pour les protéger de l’impérialisme, tandis que celle des Saouds bénéficie d’une étrange mansuétude de la part des laudateurs du “droit d’ingérence”. Aussi, cela n’a aucun sens de faire comme si tous les autoritarismes de l’histoire humaine, de l’antiquité à nos jours, induisaient structurellement les mêmes schémas psychologiques et mentaux pour tous les tyrans et despotes concernés. On semble, en la matière, régresser même en deçà des philosophies politiques les plus datées.
Il faut bien dire que ces thèses conduisent à une réécriture hallucinante du réel. Pour revenir à l’actualité plus ou moins récente, un autre exemple d’Outre-Atlantique, et à l’avant-garde du Monde Libre, Arwa Mahdawi, journaliste à “The Guardian”, nous explique, dans un édito à son image, que si les hommes tendent moins à porter le masque c’est bien un signe que la « masculinité toxique » tue. Mahdawi ajoutera plus tard dans un autre article, et sans sourciller, que si les femmes sont hésitantes à propos de la vaccination, c’est bien que l’industrie de la santé n’a pas gagné leur confiance. Pile je gagne, face tu perds : avec le féminisme bourgeois, les deux font la paire !
De l’art de gagner sur tous les tableaux.
Bien évidemment, on s’accorde naturellement avec les féministes pour affirmer vigoureusement que la condition des femmes, la maîtrise de leur contraception, leurs droits et leur degré de liberté matérielle constituent un baromètre crucial pour une société. Par ailleurs, les travailleuses ont eu, dans l’histoire, un rôle central dans les luttes comme dans toutes les Révolutions décisives. Seulement, l’idée selon laquelle la société dévaluerait systématiquement tout ce qui touche aux femmes, comme cela fut évoqué par Sandra Laugier dans un débat l’opposant à Peggy Sastre3, est une thèse idéologique à laquelle on ne peut souscrire.
En effet, la “femme”, comme les “jeunes”, en tant que concepts publicitaires et cibles marketing, constituent des terrains privilégiés d’investissements capitalistes lorsqu’il s’agit de produire de nouveaux marchés et de trouver des débouchés dans l’industrie de la mode, du divertissement, du sexe, du jeu (Michel Clouscard) ou dans le renouvellement des élites politiques (selon la stratégie classique de tout changer pour ne rien changer en féminisant l’exploitation capitaliste).
L’extrême droite s’empare maintenant, et avec une grande intelligence vicieuse, de ces catégories. De plus en plus, elle met en avant des femmes, des jeunes (voir toutes les figures montantes de l’extrême droite youtubesque) et même des individualités issues de l’immigration (comme Jean Messiha). Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à la chaîne “VA Plus”, où le journal “Valeurs actuelles” se met à publier des clips vidéos qui reprennent les codes de “Konbini” et du gauchisme embourgeoisé, nous donnant ainsi une illustration presque caricaturale de cette transition.
Assez récemment, Thaïs d’Escufon, précitée, a fini par lâcher sur le plateau de Cyril Hanouna, et face à ses contradicteurs : “Le fait que je sois présente sur ce plateau montre bien que nos actions sont efficaces”. Elle a malheureusement raison, comme l’illustre cette terrible ruse de la raison qui est que la première femme présidente de l’histoire française a désormais de grandes chances de venir des écuries du Rassemblement National. On parlait des jeunes. Mais la jeunesse n’emmerde plus le Front National, le RN étant à présent, et depuis plusieurs années nous dit Le Monde, “le premier parti des jeunes qui votent4”.
Essayons, à présent, de comprendre la chronologie qui a conduit à cet état des lieux politique. A partir de 68, la contre-révolution idéologique libérale-libertaire et postmoderne, en liquidant le marxisme, permettait à une large partie des couches moyennes de “jouir sans entraves” du travail prolétarien. Après la chute du bloc soviétique, le moment de l’écologisme idéologique “effondriste” (George Gastaud) a permis à ces mêmes couches de reconfigurer leur culpabilité de classe, sur un mode puritain naturaliste, qui reproche à l’humanité entière des comportements de consommation qui sont pourtant circonscrits à leur propre classe. En faisant la synthèse mortelle de ces deux précédentes tendances, l’extrême droite peut, demain, à la fois jouir sans entraves, dans l’innocence du devenir, et purifier un monde qui est à sauver de ces masses de sous-développés, qui veulent indûment accéder à la table des happy few.
En termes de violences, l’immaculé a tous les droits. L’innocence ne pouvant s’apprendre (Nerval) elle est toujours fantasmée. Par conséquent, toute fantasmatique et régressive qu’elle soit, elle cautionne parfaitement l’exercice d’une violence de classe décomplexée. En ayant intuitivement compris la force de cette innocence acérée, qui manipule les catégories de pureté morale à des fins culpabilisatrices ou férocement jouisseuses, l’extrême droite française trouve là un moyen de se donner un boulevard politique considérable. Tout cela est alimenté par la racialisation néo-gauchiste assumée du discours porté sur cet étrange mirage qu’est devenue notre réalité politique, dont l’imaginaire dominant est traversé par des monstruosités ingénues.
Benjamin Le Louarn
Notes de bas de page :
2- « La dictature est l’expression d’une masculinité toxique. » par Eugénie Mérieau. Dans “La dictature, une antithèse de la démocratie ?” (2019), pages 207 à 217.