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Un p’tit Verre de Rouge !

#Épisode 1 : Le rapport Marx-Hegel.

Victor Sarkis

La rédaction du GRQT est fière de vous présenter sa nouvelle série spéciale philosophie : « Un p’tit Verre de Rouge ! ».

Le concept est simple : en quelques paragraphes, sans prétention, ni cuistrerie, le philosophe Victor Sarkis nous présentera un concept philosophique du marxisme, ou un problème de philosophie du matérialisme dialectique. Une conversation au coin du feu, avec un petit verre à la main (si l’envie vous en vient).

Le problème du rapport entre Marx (1818-1883) et Hegel (1770-1831) a une longue histoire derrière lui. Il pourrait être traité de façon infinie, et a déjà été l’objet de plusieurs gros volumes. Il peut néanmoins être posé de la façon suivante : d’un côté, il est absolument évident que Marx doit énormément à Hegel (la dialectique par exemple, le fait de se réclamer « disciple de ce grand penseur », etc.) ; de l’autre, il est tout aussi indéniable que dès sa jeunesse (dans les Manuscrits de 1842-1843), et jusqu’à sa mort, Marx n’a cessé de proclamer sa « rupture » avec Hegel. Les marxistes ont toujours été embarrassés par ce double écueil : soit durcir la rupture entre Marx et Hegel, mais donc ne plus rien comprendre à ce que Marx devait à Hegel, et donc au final devoir rejeter toute dialectique quelle qu’elle soit (ce fût le cas par exemple d’Althusser, ou dans un genre complètement différent, du « marxisme analytique » anglo-saxon) ; soit au contraire l’amoindrir (Marx aurait seulement « remis Hegel sur ses pieds », ce qui n’est pas d’une clarté absolue), mais donc se risquer, soit à ne rien comprendre à la rupture philosophique que Marx a toujours proclamé avoir faite avec Hegel, soit carrément à nier la réalité de cette rupture – en gros, tout ceci ne serait qu’un immense malentendu (c’est à peu de chose près la position de Lukács dans Histoire et conscience de classe (1923), position qu’il reniera par la suite, et celle de Kojève – un hégélien non-marxisant, mais qui a influencé nombre de marxistes ou de philosophes marxisants). Cette dernière position est d’ailleurs partagée par ceux qui se nomment eux-mêmes les « hégéliano-marxistes », catégorie fort éclectique et ambiguë, et qui n’est pas à l’abri de quelques confusions dommageables.

On voit aisément le caractère inadmissible de ces deux extrêmes, point n’est besoin de le démontrer amplement. Mais alors, le problème reste entier : dans quelle mesure Marx doit-il à Hegel, et dans quelle mesure sa rupture avec lui est-elle profonde et définitive ? Pour répondre à ce problème très complexe de façon très simple (et donc un peu schématique), commençons donc par le début.

Dès sa jeunesse, Marx a très tôt (dès 1842) opté, avec résolution et sans retour, pour le matérialisme – c’est-à-dire l’idée que les processus de pensée ne sont que des reflets (complexes et détournés si l’on veut, mais des reflets tout de même) de processus matériels. Il n’est jamais revenu sur cette orientation. De son côté, Hegel n’a jamais (contrairement à son compagnon de jeunesse Schelling) été tenté par le matérialisme : il a toujours opté avec une résolution sans faille et admirable pour l’idéalisme – c’est-à-dire l’idée que les processus de pensée sont ontologiquement (c’est-à-dire au niveau de leur être-même) autonomes, et ne dépendent absolument pas des processus matériels. Tout au contraire, pour Hegel, les processus matériels eux-mêmes ne sont que des reflets, des dégradations des processus de pensée. Cette mystification-là, jamais remise en question par Hegel, Marx l’a toujours critiquée de façon impitoyable.

Néanmoins, si Hegel est un idéaliste, il est un idéaliste objectif, et non subjectif. Pour lui, le réel est certes le reflet d’idées, mais non pas comme dans l’idéalisme subjectif, d’idées qui appartiennent à un sujet humain, mais de grandes Idées, extérieures à notre pensée, totalement incréés, et ontologiquement autonomes. Bien plus, notre pensée individuelle n’est rien d’autre que le reflet des mouvements et des relations que ces grandes Idées entretiennent entre elles. Bien qu’étant une mystification absolue en soi, cette idée de Hegel lui a permis d’éviter le piège du subjectivisme, et d’étudier les phénomènes de façon plutôt rigoureuse et objective, ce que Marx a toujours reconnu à Hegel – et c’est pour cela qu’il l’a qualifié de « grand penseur ». Sur ce point, la rupture avec Hegel est nette et définitive : Marx est bien plus l’héritier du matérialisme antique et de celui des Lumières que celui de Hegel, et de toute la philosophie allemande en général, très marquée par un idéalisme invétéré (Feuerbach excepté).

En revanche, Marx a toujours loué Hegel pour avoir été le premier à théoriser la dialectique sous une forme scientifique et rigoureuse : l’essence du réel, c’est l’unité des contraires, et celle-ci peut s’analyser sous une forme parfaitement rationnelle. Avec Hegel, la philosophie classique parvient enfin à son achèvement : celui d’être arrivé à se penser entièrement de façon totalement rationnelle, sans résidu transcendant. Marx, non seulement n’a jamais cessé de se réclamer partisan de la méthode dialectique, mais surtout n’a jamais cessé de l’utiliser pour critiquer les économistes classiques. Tous les concepts « d’essence », « d’action réciproque », de « rapport entre la quantité et la qualité » etc., que Marx utilise dans son œuvre, doivent énormément, et le plus souvent assez directement, à la Logique de Hegel. Marx a donc eu tout à fait raison de se réclamer sur ce point « disciple » de Hegel.

Arrivé à ce stade, il nous semble donc que les deux positions extrêmes ont l’air d’avoir également raison : Marx ne doit rien à Hegel car il est matérialiste, et il lui doit tout car il est dialecticien. On pourrait alors risquer cet aphorisme faux : Marx ne doit rien à Hegel en tant que matérialiste, et il lui doit tout en tant que dialecticien. Mais à parler ainsi, on prend le risque de sciemment poser côte-à-côte, de façon rigide et métaphysique, le matérialisme de Marx et sa dialectique. Ainsi, par là-même, on voit aussi que les deux positions extrêmes ont également tort, et risquons-nous alors à ce renversement bien plus vrai – même s’il est provocateur : Marx doit tout à Hegel en tant que matérialiste, et rien en tant que dialecticien.

Car en effet, le découpage du début (ce que Marx approuve, ce que Marx refuse chez Hegel) que nous avons – très classiquement – effectué risque bien à l’analyse de se renverser en son contraire. Expliquons-nous brièvement.

Le matérialisme de Marx, bien qu’il soit directement (et insistons là dessus) inspiré de celui des Grecs et des Lumières (et de Feuerbach, grand penseur que l’on ignore et méprise de nos jours), est de part en part traversé par la critique hégélienne du matérialisme abstrait et métaphysique. Aussi paradoxal que cela soit, le matérialisme de Marx est bien indirectement de part en part hégélien. En effet, bien que pour Marx les idéologies soient des formes de reflet de la matière, il ne s’agit pas de n’importe quel type de matière (comme pour les matérialismes précédents), mais bien des reflets de l’infrastructure économique, c’est-à-dire d’une matière sociale, qui est produite historiquement, et qui donc n’a plus grand-chose à voir avec la matière éternelle et immuable des précédents matérialistes (en gros, la phusis des Grecs).

 

Il en va de même pour la formation de la conscience : toute conscience était, pour les matérialistes mécanistes, pensée de façon anhistorique, sur le modèle d’une psychologie éternaliste. C’est par exemple ce qui expliquait pour eux la formation des religions : étant par nature mortels, les hommes étaient naturellement craintifs, et ils ont donc fondés des religions à seule fin de calmer leurs angoisses. Grâce à Hegel, Marx renverse complètement cette position : toute conscience, que ce soit une forme générale (une idéologie) ou particulière (une personnalité concrète) est le produit d’une évolution historique, à partir de sa base économique. En un sens, Marx a donc hégélianisé le matérialisme, l’a transformé en profondeur.

Mais contrairement à ce que croient les « hégéliano-marxistes », ce n’est pas seulement le matérialisme que Marx a transformé en profondeur : c’est aussi et surtout la dialectique hégélienne. Ainsi, bien que la dialectique de Marx soit directement (et encore une fois, insistons sur le terme) inspirée de Hegel, entre ses mains, elle subit une modification en profondeur : le matérialisme n’est pas chez Marx un ajout superficiel, c’est le cœur de sa pensée, et elle transforme radicalement la dialectique. De même que Marx a hégélianisé le matérialisme, il a matérialisé l’hégélianisme : tout amoindrissement de l’un de ces deux mouvements est une trahison et un affadissement de la pensée de Marx et de Engels, la ramenant au niveau d’un fade éclectisme.

Feuilletons le Capital, ou n’importe quel ouvrage de Marx, puis ouvrons la grande Logique de Hegel : on verra que si Marx lui emprunte un certain nombre de catégories (l’essence, l’action réciproque, la relation quantité-qualité), il en laisse également un très grand nombre de côté, et visiblement sans regrets (l’Être, le Néant, le devenir, l’ontologie du syllogisme, etc.).

Ce tri n’a strictement rien d’un hasard, il est au contraire parfaitement logique : la dialectique de Hegel est mystifiée, et Marx le dit en toutes lettres, « inutilisable en l’état ». Cette phrase à un sens très lourd : la dialectique de Hegel est inutilisable en l’état, et il ne suffit pas de vulgairement la remettre de façon obscure sur ses pieds. Ce que signifie cette métaphore, c’est qu’il faut réviser entièrement et patiemment la Logique de Hegel pour enfin en tirer une dialectique matérialiste. Le lourd tribut que Marx a fait payer au matérialisme ancien pour le rendre rationnel n’a pas été moins lourd que celui qu’il a infligé à la dialectique hégélienne pour la démystifier.

La principale innovation que Marx introduit par rapport à la dialectique hégélienne est la distinction entre les contradictions antagoniques et les non-antagoniques. Ces dernières peuvent être résolues en les subsumant dans un troisième terme qui les dépasse, qui les supprime tout en les conservant. Ainsi, pour Hegel, l’État est censé dépasser les contradictions de la société civile bourgeoise, en subsumant en son sein les intérêts de classe. Bien entendu, cette solution est pour Marx mystificatrice, car elle néglige l’existence de contradictions antagoniques, au sein desquelles les termes en contradiction sont irréductibles. Pour « dépasser » une contradiction antagonique, il faudra réellement supprimer les deux termes : ainsi, le prolétariat devra disparaître tout autant que la bourgeoisie dans une société sans classe. On voit ici que le renversement matérialiste de la dialectique hégélienne n’est rien de moins que superficielle, puisque c’est justement lui qui permet de liquider les illusions réformistes ou étatistes, qui étaient en grande partie celles de Hegel (nous simplifions de façon outrancière ici bien sûr, à des fins pédagogiques : Hegel est un immense penseur, de stature monumentale, et toute sa pensée est, dans ses plus intimes détails, tendue de façon inquiète et toujours problématique, vers cette question. C’est d’ailleurs cela qui différencie les grands penseurs de la bourgeoisie, et ses vulgaires apologistes mondains et idéologisés).

 

Au terme de cette brève mise au point, on perçoit donc ici toute la profondeur et la justesse du terme de « rupture » pour parler de la relation entre Marx et Hegel. Althusser lui avait préféré le terme de « coupure ». Emprunté à l’épistémologie et aux mathématiques, le terme suggère une coupure nette et radicale, sans retour. Comme si après 1845, l’hégélianisme n’avait pas cessé de travailler Marx en profondeur. En revanche, la « rupture » elle, emprunté au champ lexical amical, voire amoureux, suggère en revanche que même après s’être détourné sans retour de Hegel, celui-ci a tourmenté Marx en profondeur, travaillant sa pensée de façon continue et souterraine, mais jamais sans inspiration acritique, ou servilité du disciple face au maître. Au contraire, Marx est un disciple, non seulement critique, mais même turbulent de celui qu’il a toujours affectueusement appelé « le Vieux ». Et c’est bien ce dialogue complexe, et quelque part sans fin, qui fait toute la richesse de leur rapport.