« Ce lieu est pour moi indissociable du souvenir d'un homme dont c'est peu de dire qu'il y a travaillé : il y a passé l'essentiel de sa vie. Gilbert Huault était roux, pas très grand mais d'imposante stature technique et morale. Il avait inventé, élaboré, amené à maturité une discipline nouvelle : la réanimation néo-natale. L'unité de soins de Huault n'était pas une usine mais la pointe avancée de l'artisanat médical ; tout y était pensé, tout était parfait jusqu'au dernier sparadrap. Pendant des années, la chirurgie cardiaque pédiatrique parisienne a confié à Huault ses opérés : les bébés de trois ou quatre kilos étaient transportés en ambulance spéciale jusqu'à SVP, comme on disait. Le rouquin n'était pas commode, je ne me rappelle pas l'avoir vu souvent rire, mais j'ai été souvent engueulé par lui parce que le catheter était mal fixé, parce que le drain était à moitié bouché, parce que la sonde était trop enfoncée… Il n'était jamais satisfait et, bien qu'il ne fût ni plus vieux ni plus titré que moi, il m'en imposait. Il a tiré d'affaire des nourrissons par centaines, il a formé des générations de réanimateurs pédiatriques, il était toujours là, il ne prenait pas de vacances. Peut-être était il quelque peu névrosé pour mener pareille existence, mais s'il existe quelque chose comme une justice divine et un paradis, alors Gilbert Huault est sûrement là-haut, et en bonne place. » E. Hazan. Une traversée de Paris, Seuil, 2016.
La France comme l’ensemble des nations du monde vit au rythme des annonces sanitaires depuis l’apparition de l’épidémie de covid. Découvertes, mises au point, chiffres de la mortalité, décisions ou indécisions des pouvoirs en place. A force d’effets d’annonces, de polémiques à caractère plus ou moins scientifiques, de programmes de santé, d’injonctions, de préconisations, réfléchir pour prendre position sur le sujet devient une gageure. Pourtant, en quelques mois, le quidam a appris un tas de choses qu’il ignorait totalement il y a encore quelques mois. Reprenons...
Un nouveau virus ? Certes mais sa famille est déjà connue. La médecine ne part pas de rien.
Des recommandations pour limiter sa diffusion mondiale ? Dans une économie mondialisée, les virus circulent à la vitesse des transports aériens, maritimes et terrestres.
Des injonctions de bonne conduite ? Nous pouvons nous habituer aux fameux gestes barrière mais les relations interpersonnelles qui sont la base de toute société ne peuvent s’arrêter du jour au lendemain sous peine de fin de l’humanité.
Qui préside à l’acheminement et à la fourniture des biens essentiels à la vie tout court et à la vie sociale ? Les travailleurs bien entendu, ceux qui produisent et distribuent, et qui donc circulent et continueront de circuler. On peut limiter les contaminations en réduisant la circulation des personnes mais on ne peut que limiter et non stopper.
Bref, ne serait ce que sur ces sujets qui ne font pourtant aucunement le tour de la question, on peut gloser indéfiniment. Sur toutes ces mesures plus ou moins efficaces, plus ou moins sérieuses et plus ou moins sérieusement appliquées. Et s’écharper. Sur les plateaux télé, les parkings, en famille et que sais-je encore.
Finalement, la question essentielle n’est jamais abordée : et le soin dans tout ça ?
On attend un médicament. Mais qu’est-ce qu’un médicament ? Qui le donne, qui le prescrit, qui le fabrique ? Existe-t-il un médicament miracle qui économiserait au corps médical tout entier de se décarcasser pour soigner les maux liés à un virus, ou pour mettre définitivement l’humanité à l’abri de ce virus ?
Est-ce qu’un nombre de places en réanimation est équivalent à une capacité de soigner ?
Non. Définitivement non.
La réanimation est une médecine désespérée, même si elle est parfois efficace, qui n’équivaut pas à la médecine toute entière. Elle est un ensemble de techniques et de pratiques, hautement invasives, pour tenter de sauver une vie. Elle finit parfois par permettre de soigner, dans le service d’à côté.
Est-ce qu’un vaccin est un soin ? Non plus. Il est une technique de lutte par la prévention qui repose sur les capacités de recherche et le processus de fabrication par un corps dédié à sa mise au point, financé pour ce faire. Et cette prévention ne fonctionne que si le maximum d’individus est vacciné. La variole ne fait plus les ravages qu’elle faisait dans les années d’avant les campagnes massives de vaccination. Sans parler du fait que l’agent pathogène de la variole n’est pas de même nature que le virus du Sars-cov 2.
Croire en une et une seule solution médicale ou médicamenteuse, en une capacité technique plutôt
qu’une autre, en l’établissement d’un protocole sanitaire garanti, revient à se vouer à un saint, à adhérer à une croyance. Que telle ou telle soit idiote ou non, là n’est pas la question.
Si la victoire contre un virus ne dépend ni de la réanimation, ni d’un vaccin, ni d’un médicament miracle, de quoi dépend elle donc ?
De la médecine.
La médecine contient les services de réanimation.
Leurs plateaux techniques mais également l’ensemble des gestes accomplis en équipe, qui s’appuient sur une connaissance scientifique des chaînes causales extrêmement complexes. Cet ensemble nécessite des aptitudes de pointe au diagnostic, aux dosages des molécules, aux interactions médicamenteuses, au type de patients - le poids, l’âge, la masse graisseuse, le rapport à la douleur, à la maladie... Une praxis comme on dit, qui suppose une fréquentation assidue des malades, de leurs maladies, de leurs maux, une formation continue, un esprit de synthèse, une part d’ « intuition » qui loin d’être magique et naturelle relève de ce qu’Einstein considérait comme « l’intelligence prise en flagrant délit d’excès de vitesse ».
Bref, ce type de médecins-praticiens ne se trouvent pas du jour au lendemain sous le sabot d’un cheval. Pour pouvoir officier, il leur faut, outre une formation de qualité, des pratiques et des réflexions collégiales, un climat de travail capable de leur donner le courage nécessaire pour ferrailler avec la mort, un rapport serein à tout ce qui fait cet art réfléchi, une éducation tournée vers le commun… Et le régime général de la Sécurité Sociale qui leur garantit un salaire à vie dégagé des contingences du Marché, ce pour quoi il a été créé en 1946.
Si la technicité est requise dans les actes de prise en charge des malades, celle-ci n’est pas la réponse à ce qui fait le besoin ni le soin. On parlera dans toute prise en charge de moyens techniques disponibles mais elles ne vont jamais sans « œil », anticipation, rigueur, méthode… des sens, plus que terre à terre, car ils relèvent tous avant tout de l’observation et de la pratique quotidienne.
La médecine contient également l’élaboration, la mise au point et la stratégie vaccinale.
Les laboratoires, publics ou privés ont besoin de médecins chercheurs spécialisés, de pharmaciens, de laborantins. Tous ceux là ne se trouvent pas non plus sous le sabot d’un cheval. Ils ont été formés pendant de longues années dans des centres universitaires payés par les impôts du commun. Quand bien même Monsieur Blachier pense que le secteur privé est plus innovant et moins lourd que le secteur public, il reste que sa formation a été financée et rendue possible par l’effort collectif. Son mérite personnel est de peu de poids face à l’histoire médicale humaine et à son résultat dont il est un des nombreux bénéficiaires.
La médecine englobe également le protocole, c’est même elle qui est censée le mettre au point.
Le protocole est le résultat d’une pratique évolutive mais, la médecine n’est pas et ne sera jamais résumée par le protocole. La recette seule ne fait pas le cuisinier. Les protocoles sont des feuilles de route pour les praticiens qui peuvent à tout moment s’en débarrasser, praxis médicale oblige. Et ce sont également des feuilles de route pour les assureurs, qui n’assurent rien d’autre que des parcours balisés, judiciarisation de la société oblige. Les méthodes changent avec les outils, une fois acquises par la machine, celle-ci traite un certain nombre de données, économisant une dépense d’énergie. Mais il reste que ceux qui ventilaient à la main ont appris à ventiler, quelque soit l’évolution de l’outil. C’est à eux de régler cet outil qui est fabriqué pour leur libérer du temps de travail utilisé alors autrement, pour d’autres patients. Le protocole sans médecin n’est donc rien, sauf un outil politique toujours en retard sur la médecine.
La médecine comprend le soin.
Le soin est une conquête constante, un travail constant, quotidien, effectué depuis des décennies par les forçats de la médecine. Ceux qui font tourner les services, de nuit comme de jour. Ceux qui couvraient l’ensemble du territoire, en visites, en urgences, en campagne comme en ville, de nuit comme de jour.
La médecine est aussi prévention et éducation.
La médecine du travail ou ce qu’elle devrait être, soit un médecin qui peut en recevant l’ensemble des salariés d’une entreprise relever les pathologies communes, les pathogènes communs. Le médecin traitant qu’on est en train de substituer à la médecine du travail, ne recevra que son patient « travailleur » et ne pourra désormais plus faire le lien avec la situation des camarades de travail. Il ne pourra pas non plus faire au sein des entreprises des préconisations en cas d’épidémie, ni servir de relais à la médecine hospitalière…
La médecine scolaire en voie de disparition participe également de la prévention et de l’éducation médicale de la même façon qu’elle était un maillon de la stratégie vaccinale du pays.
L’éducation est également éducation à l’hygiène, à la prévention, aux moyens de préserver et de renforcer sa santé, car la médecine comprend également les « médecines de première intention » : l’utilisation des savoirs botaniques, alimentaires, élémentaires pourrait on dire car connus depuis les débuts de l’humanité.
Sans médecins, pas de médecine, pas de soins, pas de relais, pas de stratégie médicale, pas de stratégie vaccinale.
Aucune molécule n’est miraculeuse seule, elle est de fait toujours intégrée dans le procès de production du soin. Or ce sont les conditions de cette production du soin qui sont désorganisés, éclatés au bénéfice de quelques uns et de leurs portefeuilles, et au détriment du plus grand nombre.
Tant qu’on n’aura pas remis de l’ordre dans cette chaîne, ce sera le règne de la confusion, de la prévarication et du mensonge. Confusion entre médicament, actes soignants, recherche, protocole, stratégie vaccinale avec ancienne ou nouvelle formule, gestion manageriale et malthusienne, etc. Le désordre n’est utile qu’au capital, à ses brigands, à ses serviteurs incompétents, aux profiteurs. Comme on peut le constater depuis des décennies à bas bruit et de façon particulièrement cruelle depuis le début de l’épidémie.
Moquez-vous du snobisme de ceux qui refusent le vaccin, du manque d’obéissance des Gaulois, du complotisme, du manque d’éducation médicale de la population !
Dénoncez les intérêts honteux de tel ou tel spécialiste de plateaux télé, les fortunes colossales qui se nourrissent de la pandémie, les agendas politiciens qui entretiennent la peur, les « opportunités » indécentes « offertes » par la pandémie !
Battez frénétiquement des mains, faites des discours aussi pompeux que cyniques, insurgez-vous en bon chef de service sur l’impréparation du système hospitalier après avoir fait toute votre carrière ces trente dernières années pendant qu’on dépeçait la médecine !
Tremblez dans vos braies, enfermez-vous à double tour en laissant les autres marner, partez dans votre résidence secondaire en attendant que ça passe !
Méfiez-vous des appartenances religieuses et politiques des uns et des autres !
Toutes ces attitudes restent insuffisantes et ne sont peut être que des étapes dans un processus de conscientisation générale. Mais au bord du gouffre, si on ne traite pas de l’ensemble des problèmes sur la chaîne de production des soins, si on n’élabore pas un diagnostic fin des causes et des conséquences, alors le résultat auquel on arrive est partiellement faux et toute prise de position relève d’un acte de foi.
La foi et la médecine ont toujours fait mauvais ménage car, derrière ce rapport, il y a un autre invité qui est la mort. C’est elle qui stérilise définitivement toute capacité dialectique puisqu’elle ne donne naissance qu’à l’angoisse. L’angoisse est tout sauf dynamique, elle n’est que ce qui se débat contre l’évidence, pour la masquer. Se débattre n’est pas se battre.
Ses mouvements sont tellement désordonnés et incohérents qu’ils mènent à coup sûr à la noyade, car l’angoisse est jouisseuse et contre productive par nature. C’est sans doute la seule manifestation « naturelle » produite par la pensée. Informe, polymorphe, elle se métamorphose constamment pour exister. Elle coule dans nos veines et inonde régulièrement notre histoire humaine. Elle est notre premier cri, celui de la vie qui naît et sait au même moment qu’elle va mourir. Toutes nos cellules portent son empreinte. Et seule la société des autres vivants l’occupe, la domestique, la calme, sans la faire jamais disparaître.
C’est pour ça que la médecine est née, comme résultat social de la somme des besoins individuels. Et c’est aussi pour cette raison qu’il faut la préserver, la financer collectivement et généreusement, l’améliorer. Le contraire en somme du travail effectué depuis des décennies sous le coup des politiques ultralibérales crétines et finalement criminelles.
Quant aux modalités… elles sont désormais évidentes : sortir manu militari tous ces gestionnaires à la petite semaine, former à tour de bras, financer largement tous les secteurs, utiliser l’outil pour ce qu’il est. Tout le reste n’est que baratin.
Alexandra Tricottet